those who remain (anthas)

Ce n’est pas un bon jour, faut-il déjà préciser. A croire que tous les astres se sont alignés, Lyrei ne cesse de tomber sur des visages familiers depuis son arrivée. Par familiers, la pirate n’entend pas de vagues connaissances, d’anciens férus de sa musique mais bel et bien de personnes qui, dans son autre vie, prenaient une place importante dans son existence. En arrivant à Eredhel, l’ancienne duchesse décide de ne contacter que sa fille aînée, Jassin, par le biais d’un lieu et d’une heure de rencontre inscrit sur un bout de papier. Pour le moment, tous ses essais sont tombés à l’eau. Aucune réponse, pas même un refus catégorique. Quant au reste des siens, elle n’a pas encore tranché. Devait-elle se présenter à la demeure familiale ? Tenter de joindre son époux puis progressivement le reste de son ancienne vie ? Tant de questions qu’elle n’a pas eu le temps de se poser, la pirate, tandis qu’Orcha décide de rejoindre la terre ferme pour une durée indéterminée. Dans son indécision, Lyrei s’est empêtrée mais pas pour longtemps. Après son meilleur ami, c’est à présent sur celui de son ancien conjoint qu’elle tombe très hasardeusement.
Là où elle ne s’est jamais réellement cachée, Lyrei s’empresse de payer le commerçant qui glisse ses mets dans le panier qu’elle lui tend et tourne le dos à Anthas. Pour une fois qu’elle s’autorise une sortie agréable dans le marché qu’elle côtoyait autrefois, les cheveux détachés à l’air libre, le piège se renferme sur elle-même. Car elle le sait, elle peut le percevoir : les yeux de l’humain posés sur sa silhouette. Il est trop tard pour enfiler sa fidèle capuche, dissimuler ses cheveux ondulés et n’être qu’un fantôme parmi les badauds. Bientôt sa présence se fait sentir, la pirate n’a pas d’autre choix que de se retourner et affronter l’une des seules personnes qu’elle espérait ne pas croiser ainsi. Elle prend une grande inspiration,  plaque un mince sourire sur le visage et le salut. “ Anthas, je me demandais quand les astres mèneraient à cette rencontre. ” Et cela vaut aussi bien pour lui que pour toutes ces connaissances qui, elle en a conscience, attendent d’elle qu’elle explique sa désertion.

Décrite comme une ignominie infâme, une sédition cuisante au Décalogue, cette tare, ce péché, transmué vilement en défaut, venait, selon les gardiens de la sagesse, entailler à jamais les derniers carcans moraux encore préserver du vice, par une quelconque force de la destinée. Persévérance irraisonnée, oublis de réalisme, inintelligence, la liste était encore longue quand les spécialistes se penchaient sur l’infinité de lexèmes pouvant être usinés dans le dessein de dépeindre, à autrui, ce qu’était l’obstination humaine, tous cependant jouissaient d’une constante pratiquement immuable, donnant à ces qualificatifs des élans pernicieux, presque revêches, faisant de cet entêtement, de cet acharnement, de cette opiniâtreté irréfléchie, une véritable aberration, un aveuglement à ne point commettre, l’errance à éviter pour ne point chuter dans l’étreinte néfaste de ces travers. Ardue était pourtant la distinction entre une persévérance poussive, permettant au quidam d'acquérir, d’extorquer ou de soutirer avancée, information, ou escalade hiérarchique, faisant d’eux d’excellent fonctionnaire, en frisant le virtuose de l’excellence, avec la furie et la frénésie d’une finalité inatteignable, reléguée depuis longtemps aux oubliettes.

Stratège rompu à la maestria martiale, depuis sa prime jeunesse, Anthas aurait dû être de ceux à coudoyer les sommets, mais les embûches semées par les Moires, tout au long de son existence, l’ont enjoint à embrasser cette insurrection, décriée par beaucoup comme purement inutile, nombreux étaient d’ailleurs ceux à lui claironner routinièrement, dans un mantra déprécié, de laisser tomber, de ne point quêter sans relâche des retours, de laisser dériver tendrement le passé dans l’oubli, de murer dans les limbes les émois bataillant toujours dans ses veines, même un quatrain d’année plus tard, en vain... Conscient de la torture auto-imputée, lucide également sur la brèche mentale se répandant tel un poison dans les recoins les plus cloisonnées de sa psyché, l’homme était pourtant incapable de s’arrêter, s’ensevelissant nuit après nuit, dans un maelstroms pratiquement chimérique, onirique, de conjectures dont les déblaiements lui étaient de plus en plus ardus. Épuisé, stigmate venant marqué son faciès, l’Ed'Elam avait cru bon de dérider son mental, de laisser tourner en boucle ces synapses sous les effluves l’ayant ensevelis la nuit dernière, aux rares instants où le repos lui avait consenti quelques battements, en se promenant au cœur du marché matinal ayant lieux dans les halles commerçantes, avant de rejoindre Fell'Gost et son poste de protecteur de l’île.

Accoutré d’habits fonctionnels, il avait endossé à la hâte une longue cape grisâtre, brodée d'une fermeture métallique portant les emblèmes conjointes des Ozymmar & des Ed'Elam, avant de déserter, à l’aube, Tol Boerth, en prenant la direction du hall. Silhouette mystérieuse évoluant dans la masse, seuls les entrelacs noirâtres serpentant le long de ces dextres venaient trahir, légitiment, son anonymat, en lui octroyant l’appartenance à la guilde des Greyhands. Pupille virevoltante, esprit relâché, slalomant à sa guise, son attention était éparse, équivoque, glissant lentement sur des minois connus, sur les enchevêtrements de parcelles, tout en entendant les déboires des commerçants, leurs cris intempestifs, où encore le harponnage de vente des plus audacieux, mais insensible à ce boucan, sa carcasse, imposante, continuait inlassablement de se faufiler dans les rues, évitant les silhouettes, éludant le carambolage des corps, puis d’un coup, sans raison apparente, ses pupilles semblèrent se fixer, littéralement accoster, sur les courbes d’une sylve à la crinière flavescente. Nulle velléité concupiscence, nulle appétence déplacée n’en était pourtant la cause, non, rien de salace n’émergeait à cette vision, absolument rien, son interruption, son armistice statufiant sa carcasse, la figeant dans l’espace, n’était dû qu'à la reconnaissance de son esprit, distinguant dans cette grâce féminine une personnalité connue, une amie, l’épouse de son ami.

Un fait impossible, improbable même, l’elfe avait fui, s’étant volatilisé d’un claquement dextre, en laissant toute sa filiation dans l’incertitude, dans une détresse ô combien connue par Anthas. Perplexe, toute réserve s'anéantit au moment où il perçut les trémolos de ses vocalises, en remerciant le marchand pour ces mets, savamment déposés dans son panier. Dos à lui, il n’était pas dupe au point de ne pas saisir la sagacité de la belle, dont le minois n’avait point changé avec les années, beauté ancrée dans les âges. Avançant à sa rencontre, la stupéfaction fit place à un bourdonnement d’ire, non pas pour lui, mais pour Aladar, l’humain délaissé, entiché jusqu’à la lie, insouciant -surement- de la présence de Lyrei à quelques pas à peine de sa position. Indéboulonnable, bonne chère suavement achetée, la An'Odeil fit volte-face, faciès barrée d’un sourire, avant de lui servir une entrée en matière bien peu raccord avec la véracité de l’instant. Mètre quatre-vingt-trois étirés dans l’éther, culminant à une vingtaine de centimètres au-dessus de sa vis-à-vis, son sourcil s’étira en l’air dans une moue explicite, démontrant par ce simple geste, l'incertitude ressentie face à une telle information. « Vraiment? »

Souffla-t-il dans un murmure questionneur, avant de relever ces pupilles océans en direction du commerçant, dont les oreilles bien trop pendantes ne rataient pas un centime de leur entrevue, impromptue, mais saisissaient le sentiment, il finit par bifurquer, faignant d'avoir été appelé à l’autre bout de son étal, ployant ainsi au service des autres clients. Incapable de refréner l’idée, aussi stupide soit-elle au vu de l’inefficacité actée des changements corporels, ses orbes scrutatrices parcoururent les courbes de son minois, quêtant à savoir si elle allait bien, une déconvenue sans doute, là ou le doute et le questionnement venaient doucement imploser, pulser en son sein, en se distillant au tréfonds de ces veines à chaque battement, se sachant pourtant bien illégitime de réclamer des comptes, si ce n’était par affiliation à son époux. « Aldar sait-il que tu es ici? » Aurait-il dû amorcer ce colloque avec un "tu n’as point changé", où "tu as l’air en forme ?" peut-être, les convenances en sauraient gré, mais l'impulsivité due aux sommeils bâclés et une projection impossible, si le cas se répétait avec sa propre épouse, semblait l'éreinter, au point d'éroder sa maîtrise stratégique, ou sa fierté d'ancien général d’armée, dans une réplique allant, in fine, droit au but. Un doute naquit pourtant, même s'il n'en montra rien, hallucinait-il? Était-ce vrai tout cela? Ou seulement l'amusement désastreux de sa cervelle, se jouant -encore- de lui? Wait and see...

Capuche relevée, Lyrei refuse de la défaire dans un geste de politesse. Les astres jouent avec elle, s’amusent à croiser son chemin avec d’autres qu’elle aurait préféré éviter. Car si elle n’a pas réfléchi à un plan d’attaque particulier concernant son retour dans sa ville natale, celle qui l’a vue grandir puis périr, la pirate n’a jamais eu l’intention de se faire reconnaître. Une vaste fabulation puisqu’elle n’a rien mis en place pour éviter cela. Destin remis entre les mains du hasard, elle se promène certes avec grande discrétion mais se montre de plus en plus laxiste à l’image de ce jour-ci où, dans l’euphorie, elle s’est permise de retrouver le marché qu’elle aimait tant parcourir autrefois, dans une autre vie, les cheveux aux vents. Jeu terriblement dangereux, doublement dangereux au regard de son passé de mondaine réputée. Cantatrice dorée qu’on l’appelait jadis, pour souligner sa voix très appréciée ainsi que sa chevelure qui faisait sa signature. Mais Lyrei ne craint pas d’être reconnue par la plèbe, son succès et personnage sont passés aux oubliettes et la chevelure qu’elle portait avant s’est transformée en un carré. C’est plus facile de les entretenir ainsi parce qu’en troquant ses chaussures en verre pour des bottes usées, son apparence n’a plus la même signification. Adieu aux bains quotidiens, aux diverses potions que l’on applique pour préserver voire embellir la peau lactée. Lyrei a dû faire avec sa nouvelle vie qui, après plusieurs semaines ardues, a su la mettre à l’aise. La soulager. Qu’importe son accoutrement, elle n’est qu’une simple cuisinière et non plus duchesse. Et tant mieux si la crasse s’amasse sous ses ongles, que son dos n’est plus aussi droit à force de retourner vivement la spatule dans son chaudron magique : elle qui cherchait une nouvelle maison, une nouvelle famille, une nouvelle vie, y est parfaitement parvenu.

Un succès ne s’efface jamais tout à fait et Lyrei sent, avant même qu’elle ne croise le chemin d’Anthas, qu’un ou deux badauds se tournent sur son passage. Mais, à la différence de l’humain, ils s’arrêtent une ou deux secondes et continuent leur route. Lyrei fait mine de rien, de même lorsqu’elle présente son dos à ce fantôme qui semble vouloir venir à son tour la hanter et qu’elle rabat sa capuche. Hélas, il se montre plus coriace que ses anciens admirateurs et elle ne peut l’éviter. Aussi prend-elle les devants pour ne pas montrer la surprise de ce choix malheureux ou bien comique du destin. “ Oui, Eredhel est plus petite que l’on pourrait le croire. ” répond-elle à son tour, faisant dans le politiquement correct. En réalité, Lyrei se demande ce que l’on veut lui transmettre comme message et, en y songeant à deux fois, elle peut souffler d’être tombée sur Anthas plutôt que son époux d’un autre temps. Le seul dont elle craint le regard, les mots, la présence.

A ce propos, un frisson parcourt son échine couverte à la simple entente de son prénom. Aldar, prénom qui ne la laisse pas de marbre de même que la question non retenue d’Anthas. Ce dernier ne souhaite donc pas se plier au politiquement correct. Peut-être aurait-elle dû s’en douter car elle n’est plus duchesse, elle n’est qu’une paria et une pirate qui plus est. En somme, personne ne lui doit rien, plus rien. Question qui ravive de douloureux souvenirs, mais rien ne peut ébranler sa carapace de pirate. “ Non ” Sa réponse est brève, son ton volontairement désinvolte. “ Ceci dit, je me doute que ça ne va pas tarder. ” Laissant grossièrement supposer que la langue d’Anthas va se délier. Dans un souffle bruyant, la pirate hausse des épaules et dévie son regard sur ce qui l’entoure comme pour vérifier que le fantôme de son mari n’est pas dans le coin, à deux doigts de venir la hanter. Puis elle revient à son interlocuteur : “ Qu’importe la manière, il ne va pas tarder à entendre la rumeur de ma présence qui court en ville. Je vois que rien à changer par ici, les commérages vont bon train. ” Et dire qu’elle était un personnage important de ce monde qui la répugne aujourd’hui.